Par Guillaume Origoni
Les trains transportent quotidiennement plus de 22 millions d'individus en Europe, notamment pour relier les périphéries aux centres-villes. Le transport ferroviaire est plus que jamais un enjeu majeur de la mobilité urbaine et fait l'objet d'une demande croissante qui mobilise des investissements colossaux. Faire rouler un train coûte cher.
Dans un même élan, nombreux sont les États européens qui ont peu à peu délaissé les lignes peu fréquentées et non rentables. Depuis une quinzaine d'années, tout ce petit monde se gratte la tête pour savoir comment exploiter à nouveau ce réseau secondaire et tertiaire. Il manque clairement des trains, ce qui explique pourquoi la plupart sont pris d'assaut par les usagers. Pour mobiliser les capitaux manquant à satisfaire cette demande, on exploite de nouvelles lignes et on réhabilite celles où les besoins sont patents.
À rebours de cette tendance générale, il existe au Royaume-Uni des lignes de chemin de fer sur lesquelles circulent des trains de voyageurs complètement vides. C'est l'étrange constat qui a été fait par certains aficionados de convois ferroviaires. Ce petit groupe de personnes ferrovipathes, souvent appelées «trainspotters» (littéralement «observateurs de trains»), ont pour passe-temps l'établissement de listes qui recensent les heures de passage, les modèles, la typologie des trains qu'ils guettent avec la régularité du coureur de fond.
Les chasseurs des «trains fantômes» britanniques constituent un sous-groupe de trainspotters exclusivement dédié à ce mystère. Lorsque Amanda Ruggeri, journaliste pour BBC Future, a eu vent de cette énigme en 2015, elle se tourne alors vers les figures emblématiques des «ghost trains hunters»: Tim Hall-Smith et Liz Moralee. Ces quinquagénaires joviaux donnent d'autres informations étonnantes. Tout d'abord, il est très difficile d'acquérir des billets pour circuler dans les ghost trains. Les distributeurs automatiques ne les délivrent pas et les agents commerciaux du rail britannique, derrière leurs guichets, n'en ont jamais entendu parler.
Autre curiosité, les gares desservies tout au long de ces lignes insolites, sont des stations spectrales. Amanda Ruggeri prend pour exemple le train qui traverse la campagne du Yorkshire de l'Ouest, de Leeds vers la petite ville de Snaith, dans le nord de l'Angleterre. «La gare de Snaith est une gare fantôme. […] Il n'y a pas de distributeurs automatiques de billets à la gare. Il n'y a pas non plus de guichets, de stations de taxis, ni de commerces.»
Ces gares, où personne ne monte et personne ne descend des convois, sont le plus souvent totalement désertes. Il arrive aussi que les trains ne s'arrêtent jamais dans certaines d'entre elles. Pourtant, elles sont entretenues et ne présentent que très peu les stigmates de l'abandon: végétation invasive, vitres cassées, tags et bouteilles de bière amassées çà et là. Qui donc prend soin de ce dispositif interurbain constitué d'automotrices, de wagons et autres quais de gare? Et pour répondre à quels besoins?
Circuler dans les trains fantômes britanniques est un mérite que seuls quelques trainspotters comme Tim et Liz ont pu acquérir grâce à leur passion et leur persévérance. Ils ont commencé par chasser les trains fantômes en 1993, avant d'y prendre place comme uniques passagers et devenir les meilleurs connaisseurs des gares fantômes qu'ils cherchent avec patience. À ce jour, ils en ont déniché respectivement quarante-et-une et trente-deux, la plupart répertoriées sur leur site internet.
Leur plus grand souvenir reste l'arrivée à la gare de Berney Arms, dans le Norfolk, dans l'est de l'Angleterre. «C'est sans doute l'un des endroits les plus fous que nous ayons jamais visités, raconte Tim Hall-Smith à Amanda Ruggeri. Il n'y a pas de mots pour décrire à quel point cet endroit est isolé.» «La route la plus proche était à cinq kilomètres; les seules structures à proximité étaient un pub aux volets fermés et un vieux moulin à vent», complète la journaliste anglaise à propos de la gare «la plus perdue d'Angleterre» et la moins utilisée du Royaume-Uni en 2019-2020.
Tels deux Don Quichotte voyageant de concert sur les lignes oubliées du territoire britannique, les voilà en rase campagne sans possibilité de retour, car les horaires des trains fantômes ajoutent une bizarrerie supplémentaire dans un tableau déjà complexe. En effet, lorsque vous avez votre billet en main, notamment grâce aux instructions disponibles sur le site de Tim et Liz, il n'est pas rare qu'aucun trajet retour ne soit prévu dans la même journée.
Les fréquences de passage sont inadaptées aux attentes élémentaires que tout voyageur moderne peut exiger. Ainsi, un train fantôme peut proposer pour une même ligne un départ à 15h03 tous les jours, sauf le week-end, mais seulement deux retours hebdomadaires, dont un le samedi. D'autres lignes mettent à disposition des passagers un aller simple bihebdomadaire à 5h12. Les chasseurs de gares fantômes prévoient donc que des amis puissent les reconduire chez eux après une exploration!
Des années durant, le mystère qui entoure les trains et les gares fantômes a alimenté de nombreuses théories du complot: ces trains circuleraient pour simuler une évacuation massive des habitants vers les campagnes. Parfois l'hypothèse inverse est avancée: le gouvernement voudrait se débarrasser des populations rurales et concentrer la majeure partie de la population dans les villes.
Il a aussi été écrit sur les forums que les ghost trains ne seraient que la partie visible d'un vaste plan visant à déporter la population, ce qui expliquerait l'entretien de milliers de petites gares aujourd'hui inactives. D'autres esprits particulièrement éveillés et foncièrement analytiques optent pour un entraînement au tir sur des cibles en mouvement depuis des satellites armés.
«Ces convois quasi vides et aux horaires improbables n'ont qu'un seul objectif: éviter la fermeture officielle d'une ligne ferroviaire.» (La journaliste britannique Amanda Ruggeri, dans un article de 2015 pour la BBC)
Mêlant le vrai et le faux, une nouvelle théorie émerge et agrège un faible consensus. Si les convois circulent à vide, c'est pour maintenir en état des lignes de chemin de fer réservées au gouvernement et aux parlementaires en cas de guerre.
La réalité est plus simple et moins sensationnelle. Tout ceci était documenté avant le travail de la BBC, mais c'est bien à Amanda Ruggeri que revient le mérite d'avoir expliqué et diffusé la vérité sur les trains fantômes britanniques.
«Officiellement appelés “trains parlementaires”, ces convois quasi vides et aux horaires improbables n'ont qu'un seul objectif: éviter la fermeture officielle d'une ligne ferroviaire. […] Historiquement, une loi du Parlement était nécessaire pour supprimer une ligne. Aujourd'hui, bien que la réglementation ait évolué, le processus reste long et politiquement sensible. Avant toute fermeture, une évaluation d'impact est requise, suivie d'une consultation publique de douze semaines. Le projet doit ensuite être validé par l'Office du rail et de la route [l'agence gouvernementale de régulation du transport ferroviaire au Royaume-Uni, ndlr].»
Les trains fantômes britanniques ne sont en fin de compte rien d'autre que des «trains parlementaires». C'est moins sexy, mais cela n'occulte pas la propension que nous avons à coconstruire des récits qui, peut-être, deviendront les légendes futures. Cela n'empêche pas Tim, Liz et le reste de ces trainspotters très singuliers d'occuper les nombreuses places libres de ces trains un peu spéciaux.