Nous sommes un lundi après-midi. Il fait froid et gris sur Milan et ses Navigli, les canaux artificiels de la ville italienne sur lesquels a bossé, entre autres, Léonard de Vinci. «Pas une grande journée», admet Luca Ambrogio Santini en soufflant sur ses doigts gelés, un cache-cou au ras du nez. Le sexagénaire a sauté dans ses chaussures de rando pour sortir de chez lui et montrer, non sans fierté, son «bébé».
La librairie itinérante de Luca à Milan | Irene Caputo
Il s'agit d'un vélo cargo qu'il déplie la plupart du temps à quelque 300 mètres de son domicile. Plus précisément sur la place Gustav-Mahler, devant l'auditorium de Milan, siège de l'orchestre symphonique Giuseppe Verdi. «Je m'installe là, car mes clients d'avant me connaissent. Ma librairie était ici, c'est symbolique», explique-t-il en regardant vers sa gauche et le commerce qui a pris sa place: un pressing. Un peu triste...
Luca Ambrogio Santini a été contraint de mettre la clé sous la porte le 9 novembre 2013. Le Milanais a tout tenté pour sauver sa librairie, qu'il a tenue dans les mêmes murs pendant douze ans. Malheureusement, la crise de 2008 et le nombre de lecteurs en baisse –«surtout, chez les jeunes», a-t-il remarqué– ont fait chuter son chiffre d'affaires.
Et cela, c'était sans compter l'arrivée du commerce en ligne. Amazon en prime. D'où son surnom: «On m'appelle Don Quichotte, car je me bats contre des choses énormes. Les petits commerces sont importants pour faire vivre le quartier. Les grandes chaînes appauvrissent les centres.»
Luca Ambrogio Santini range ses livres devant son ancienne librairie, remplacée par un pressing. | Irene Caputo
Loin d'être aigri, Luca Ambrogio Santini a réfléchi. Pas longtemps. Le choix de l'itinérance de LibriSottoCasa s'est imposé de lui-même. «J'aimais le vélo.» C'est aussi bête que ça.
En 2015, il s'est donc lancé en tant que libraire ambulant dans les rues de Milan, ne se déplaçant qu'à la force des mollets. Enfin, presque. «J'ai fait quelques mois sans aide électrique. Mais là, j'ai changé d'avis parce qu'à certains moments, je n'arrivais plus à bouger. Il y a cent kilos de livres...», souffle-t-il en dépliant sa carriole rouge pétant.
Aujourd'hui, différents livres trônent sur les étagères. Les thématiques? Les librairies itinérantes (l'ouvrage de Jamila Hassoune et sa caravane du livre dans le Haut-Atlas, le roman Parnassus on Wheels de Christopher Morley), de la littérature jeunesse (Trois amis, de Helme Heine, Pietro Pizza, de William Steig), des ouvrages sur la ville de Milan (Le Vie Della Bonifica – Il Naviglio Grande, Calciorama – I colori della passione), ou encore sur le cyclisme. Mais pas que. Luca adapte les volumes qu'il propose aux lieux où il se pose: les marchés, les bibliothèques, les foires aux livres, les écoles...
Surtout, le Lombard baroude un peu partout dans le sud de Milan pour livrer ses clients. Il suffit d'un message sur Facebook ou WhatsApp pour réserver son bouquin, et Luca débarque gratuitement avec son sac à dos. «Je pense que mes clients préfèrent acheter mes livres plutôt que ceux d'Amazon... Quand j'arrive, ils peuvent discuter avec moi. Quand j'emmène les livres chez les gens, ils me donnent régulièrement à boire et à manger.» Ce qui ne l'empêcherait pas d'être, parfois, plus rapide que les mastodontes du e-commerce. «Pas en ce moment... Mais durant les périodes pleines, comme pendant les fêtes de Noël, si on m'écrit à 9h, j'ai l'ouvrage à 10h.»
Lors des périodes de rush, Luca Ambrogio Santini se rend tous les matins chez les distributeurs qui l'approvisionnent. Mais si la distance le séparant de ses clients est trop grande, le libraire leur conseille de se tourner vers le réseau créé il y a dix ans dans le pays: Bookdealer, une plateforme destinée à soutenir les librairies indépendantes, qui sont près de 700 à l'avoir rejointe. «On s'est mis en commun car on était confrontés aux mêmes difficultés», se souvient le cycliste littéraire.
Entre 2012 et 2017, 2.332 librairies et papeteries auraient fermé dans le pays, et la saignée ne semble pas près de s'arrêter. «En un an, on a perdu six librairies du réseau», assure Luca Ambrogio Santini. L'homme voit tout de même le verre à moitié plein: «Une nouvelle ouvre samedi.» Et lui-même s'y retrouve financièrement parlant, selon ses dires: «Je gagne un quart de ce que je gagnais avant, mais j'ai moins de frais. Je m'en sors bien.»
Aujourd'hui, Luca Ambrogio Santini espère susciter des vocations. Quelques projets semblables au sien semblent actuellement germer un peu partout. En France, Fernando Sanchez, par exemple, a fait pareil dans la région lilloise, tout comme Robin Ranjore à Redon (Ille-et-Vilaine), Adeline Barnault dans l'Essonne, David Blouët à Bourbon-L'Archambault (Allier), ou encore Marion Bonilli à Nantes pendant un temps.
À Milan, deux Françaises (Aurélie Bazex et Caroline Zanon) s'y sont elles aussi mises pendant la pandémie de Covid-19 en ouvrant, en novembre 2021, la Librairie William Crocodile, une bouquinerie itinérante de littérature jeunesse française, notamment installée à la sortie du lycée français milanais.
«C'était compliqué pendant le Covid de se faire livrer des livres en français: les frais de port ont augmenté, les livraisons étaient plus longues. Donc on a lancé ce projet. On ne connaissait pas celui de Luca avant», assure Aurélie Bazex qui l'a quand même contacté. «On a échangé avec lui et il nous a prodigué quelques conseils. On doit maintenant se rencontrer. Avec Luca, c'est une suite de rendez-vous manqués», plaisante celle qui a travaillé dans le e-commerce, notamment pour Amazon, dans les années 2000.
Luca Ambrogio Santini , de son côté, était employé par une banque avant de bifurquer. Plus précisément, il a passé un temps au milieu des dollars, des lires, des pesetas et des deutschemarks, dans un bureau de change. «L'euro est arrivé. J'ai bougé temporairement dans une autre entreprise, mais je n'avais plus envie d'exercer ce métier. Je me suis fiancé et je suis devenu libraire», raconte-t-il.
«Je pense que mes clients préfèrent acheter mes livres plutôt que ceux d'Amazon... Quand j'arrive, ils peuvent discuter avec moi. Quand j'emmène les livres chez les gens, ils me donnent régulièrement à boire et à manger.»
Si vous souhaitez faire la même chose, ce féru de Georges Perec, d'Italo Calvino «et de beaucoup d'autres» a un conseil: «La chose que j'ai apprise en premier, c'est de nettoyer les livres tous les jours. Car en les nettoyant, tu comprends ce qui a été vendu le jour d'avant et les goûts de tes lecteurs. Au début, je me suis un peu trompé, j'ai acheté des choses qui ne plaisaient pas... Il faut se spécialiser.»
Pour l'anecdote, sachez enfin qu'une Rochelaise a quasiment fait le chemin inverse du Milanais: Muriel Moulin avait lancé, dès 2008, sa librairie itinérante en camion: Esprit nomade. Après sept années à sillonner les routes, elle a fini pour ouvrir sa «petite librairie en dur» à Courçon, un village de 1.879 habitants. Pas en Castilla-La Mancha, mais en Charente-Maritime.