Petit guide linguistique à l'usage de tous les damoiseaux et gentes dames de France.
Boursemolle, mortecouille, que trépasse si je faiblis... Si ces quelques élans littéraires médiévaux ont été remis au goût du jour par le célèbre film Les Visiteurs (1993), il reste difficile de les placer judicieusement dans une conversation sérieuse. Ouvrez par exemple les hostilités d'un repas de famille avec un «Qu'on ripaille à plein ventre!», et on vous dévisagera d'un air circonspect. Non, vraiment, le parler médiéval n'a plus nos faveurs.
Pourtant, même si nous ne nous en rendons pas compte, certaines expressions largement répandues de nos jours étaient déjà employées à cette période de l'histoire, quand l'ancien français côtoyait le latin et divers dialectes locaux. Alors, parle-t-on encore (ne serait-ce qu'un tout petit peu) comme au Moyen Âge?
Du francique à l'ancien français, en passant par les différences entre les langues d'oïl et langue d'oc: notre façon de nous exprimer aujourd'hui n'a vraiment pas grand-chose à voir avec celle de nos ancêtres des châteaux forts. Il faudra attendre la période du moyen français entre le XIVe et le XVIe siècle, moment où 40% des mots figurant dans nos dictionnaires ont été forgés, puis le XVIIe siècle, avec la création de l'Académie française et la standardisation du français, pour trouver de véritables similitudes. Pour autant, d'irréductibles expressions ont traversé les âges –non sans perdre, parfois, leur sens premier.
«Entrer en lice» («entrer en compétition»), par exemple, est un terme que l'on retrouve encore de nos jours, notamment lors de compétitions sportives. Issus du francique «lîstja», qui signifie «barrière», les lices étaient les terrains fermés où se déroulaient les célèbres tournois durant lesquels les chevaliers pouvaient en découdre sans se retenir. Bon, on n'est pas au même niveau que «mortecouille», mais on va y venir.
Plus commune encore, l'expression «mettre la table». À l'époque médiévale, on l'utilisait dans un sens bien moins imagé, puisqu'on sortait carrément les tréteaux et la planche pour littéralement installer ou «mettre» la table. Aujourd'hui, l'expression perdure, même si elle a tendance à faire fuir toute personne de moins de 18 ans dans un foyer.
«Être sur la sellette»? Là encore, on l'utilise de nos jours pour dire qu'on est dans une position délicate, exposé au jugement d'autrui. Il faut regarder du côté Moyen Âge pour que l'expression prenne tout son sens. La sellette était un petit banc de bois particulièrement bas, rendant la posture humiliante, sur lequel s'asseyait l'accusé lorsqu'il était interrogé par ses juges.
L'idiotisme «c'est une autre paire de manches», est particulièrement intéressant. Utilisé aujourd'hui pour parler d'une affaire difficile, il renvoie en fait à une redoutable technique de drague médiévale. Les dames de l'époque avaient en effet les manches de leurs vêtements presque décousues, afin de pouvoir les enlever à n'importe quel moment pour les remettre à un chevalier, lors d'un tournoi par exemple, en signe d'attachement, de préférence. Une sorte de match Tinder version chevaleresque.
Vous avez l'habitude de jouer à pile ou face? Vous êtes un gueux du Moyen Âge. Ne le prenez pas mal, simplement, les termes «pile» et «face» remontent au temps des gueux et des ribaudes. Au XIIe siècle, «pile» désignait l'outil destiné à graver, à «piler» la valeur de la pièce, tandis que «face» renvoyait au portrait du souverain frappé sur l'autre côté. D'ailleurs, pendant un temps, on parlait plutôt de «croix ou pile», étant donné que l'Église avait réussi à caler une petit croix sur l'actuelle «face».
Vous l'aurez compris: si notre façon de parler n'a presque rien à voir avec celle de nos ancêtres du Moyen Âge, de nombreuses expressions ont survécu aux ravages du temps. Oui, parfois, il nous arrive de nous transformer un instant en Godefroy Amaury de Malefète, comte de Montmirail, d'Apremont et de Papincourt, dit «le Hardi», lorsque l'on sort fièrement «On se met à la queue leu leu» –autre expression tirée des tréfonds de l'histoire–, par exemple.
Et si on prenait la problématique dans l'autre sens. Si on venait à dépoussiérer ces vieilles tirades, ces mots oubliés, ces invectives médiévales, pour les remettre au goût du jour?
Désormais, vous n'être plus «saoul», non, vous avez «le mal de cabaret». Vous n'enfilez plus votre paire de Nike, mais vos «brodequins» ou vos «housseaux». Votre partenaire, ou votre «gow», est désormais votre «gente dame». Votre copain? Appelez-le «mon damoiseau». «Je te jure!» Non, non: «Je te créant!» Si vous ne pouvez rien y faire, vous «n'en pouvez ni ho ni jo», tandis que «c'est mort» se transforme miraculeusement en «que nenni». Il faut revoir les bases.
Comme quand on se lance éperdument dans l'apprentissage d'une nouvelle langue, la meilleure façon de commencer est sans aucun doute l'étape des insultes. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que niveau grossièretés, le Moyen Âge est riche en vocabulaire.
Au top du classement trône sans partage le terme «chiabrena», littéralement «chiure de merde». Un vrai sens de la formule. On trouve également «un cocqueret» ou «culvert», que l'on pourrait aisément traduire par «gros boloss», tandis que «champi» faisait office de «bâtard» au XIVe siècle. Si on vous «cherche des noises» (ou «cherche la bagarre»), vous pouvez ainsi crier haut et fort «Ahi! culvert, malvais hom de put aire!», comme il est écrit dans la Chanson de Roland au XIe siècle. Autrement dit, «Ah! crapule, misérable canaille!». L'effet n'est pas garanti. L'incompréhension, elle, l'est.
Il fut un temps où notre langue faisait l'admiration de tous : des Français eux-mêmes – ce qui n'est pas rien de la part de Gaulois réputés réfractaires –, mais aussi de tous les autres, qui se battaient pour la parler.
On n'avait pas assez de mots, alors, pour vanter sa clarté, sa précision. D'aucuns, excusez du peu, proclamaient même son universalité ! Nos écrivains n'avaient de cesse qu'ils ne l'illustrassent de chefs-d'œuvre plus immortels les uns que les autres. Surtout, on lui savait gré d'avoir, bien avant l'hymne et le drapeau, unifié le pays. Dame ! c'était une époque où, avant de cultiver sa différence, on songeait à approfondir sa communion ; où l'on envoyait à l'Élysée, non un banquier, mais (horresco referens !) un professeur de français...
Puis vint l'ère du soupçon. Cette France que l'on ne savait plus aimer, au point de renier tout ce qui, par le passé, avait fait sa grandeur, ne pouvait qu'entraîner dans sa chute une langue qui, pour avoir respiré l'air des hauteurs, ne pouvait être que la complice de ses compromissions. À qui veut brûler ce qu'il a adoré, tout est bon, une fois chaussées les lunettes du désamour !
De rigoureuse et exigeante qu'elle était, elle devint tyrannique, élitiste, antidémocratique même : on s'attacha à la simplifier, oubliant au passage qu'apprendre à vaincre une difficulté serait toujours plus formateur que de la supprimer. De sa vocation unificatrice, on retint surtout le jacobinisme et l'oppression des patois et langues régionales : la repentance ambiante la contraint aujourd'hui, dans plus d'un « territoire », à partager le gâteau toponymique avec l'ancien parler du cru. Le tout au nom d'un pluralisme linguistique qu'on lui refuse à l'échelle internationale (voire nationale !), là où l'anglais règne en maître.
IEL : au fait, pourquoi cette primauté récurrente du mâle, le « i » continuant de précéder le « el » ?
Dernier avatar de cette « déconstruction » programmée : l'entrée, dans le Petit Robert en ligne, du pronom neutre iel (au fait, pourquoi cette primauté récurrente du mâle, le « i » continuant de précéder le « el » ?). En même temps que leur terrain de jeu favori, le français est devenu l'otage des idéologies du moment, lesquelles, faute de s'imposer dans la société, s'acharnent sur une langue exsangue, en quête de victoires symboliques. À en juger par les vives réactions publiées dans le Courrier des lecteurs de la semaine dernière, il n'est pas sûr que cela serve les causes, fussent-elles justes, qu'elles affectent de défendre.
Ces deux compères risquent de laisser un vide sur la touche du clavier d'ordinateur où ils se côtoient.
Source : http://adoniczka.free.fr/coursaccentcirconflexeCM12009-10.html
Il y a dans les dictionnaires des trésors enfouis qui se révèlent aux curieux. On y trouve des usages qui se meurent, des formes désuètes que le temps va effacer pour toujours. Et quand ce n'est pas le temps, ce sont les claviers d'ordinateurs trop chargés de symboles et d'arobases pour tolérer longtemps les fantaisies de l'orthographe. Alors, voici, avant qu'ils ne disparaissent, l'histoire de deux compères, deux frères ennemis, deux vestiges hérités du passé: Sire Conflexe et Monsieur Tréma.
Sire Conflexe est comme un toit au-dessus d'une voyelle. Tandis que M. Tréma est le flocon qui s'en approche. Deux points en suspension dans l'air.
Sire Conflexe règne en maître. Ses accents concurrents, le grave et l'aigu, n'ont qu'une pente quand lui en a deux. Toujours en tête. Il a beaucoup d'admirateurs. Le flâneur dans les forêts de chênes, l'âne bâté satisfait de lui-même, le vieux croûton pâlot qui suit de sa fenêtre la femme court vêtue, le râleur qui se mêle sans arrêt des bêtises des autres, l'honnête benêt comme le crâneur bellâtre qui joue un rôle et ne pense qu'à paraître, la marâtre comme la câline, celui qui va au théâtre les jours de fête comme celui qui se rend à l'hôpital, celui qui se pâme devant des huîtres, des crêpes ou un gâteau, comme celui qui se bâfre au ragoût, au rôti ou au pâté, l'ami des bêtes comme l'inspecteur des impôts, le tôlier qui avance à la gnôle comme le môme bardé de diplômes, le hâbleur empâté comme le traînard un peu frêle, celui qui brûle une bûche dans le poêle comme celle qui se revêt d'un châle, celui qui dort à la fraîche comme celui qui cherche l'hôtel et le gîte sous la voûte des châteaux… Il y en pour tous les âges et tous les goûts. Incontestablement, Sire Conflexe trône. M. Tréma reste stoïque devant tant de conquêtes.
Sire Conflexe et M. Tréma se côtoient parfois. Ils partagent les piqûres de guêpes, la pêche à la foëne, l'île d'Haïti, une bâtisse exigüe, un caïman mâle, un pâton de farine de maïs, un coït bâclé... Et surtout, coïncidence sans doute, ils sont sur la même touche du clavier d'ordinateur. En binôme bien sûr. Avec avantage au Sire. Les uns, sur l'i, servent à souligner le son de la voyelle, à la mettre en valeur, tandis que ceux de l'u ne servent absolument à rien, à vous dégoûter de les utiliser.
Mais sans moi, dit sire Conflexe, les mots ont un autre sens. Sur et sûr, mur et mûr, mat et mât, jeune et jeûne, du et dû, fut et fût, colon et côlon… Certes, répond, M. Tréma. Mais que dis-tu de mais et maïs? Égalité.
Mais ils sont le plus souvent voisins sans se toucher vraiment. Quand l'un s'éveille à Noël, l'autre attend Pâques. Le premier, entêté, ne s'arrête pas de sitôt et revient alors en août. L'un trouve le son de flûte trop aigüe. L'autre l'accuse d'être un païen sans respect pour les jours de carême. Dans le jardin, l'un cultive la mâche et l'autre la cigüe. Quand l'un cueille les pâquerettes, l'autre suit les astéroïdes. Quand ils sont mécontents, l'un charge à la baïonnette tandis que l'autre, un peu lâche, se contente de blâmer. L'un se rêve en goëland quand l'autre reste à son râteau. IIs se disputent même parfois. Bâtard! Naïf!
Que deviendront-ils? Ils étaient à égalité. Ils le resteront. Ils partiront bientôt. Ensemble. Pour ne pas dire côte à côte. Beaucoup nous ont déjà quitté. Il y a des options –avec ou sans accent– qui ne sont que des leurres. Pourquoi garder un toit à abîme lorsque tout est perdu. Pas de blâme, c'est ainsi. Quel gâchis. On ne peut être et avoir été. Mais quand ils ne seront plus, le français aura perdu un peu de son âme.