En 1981, Ettore Sottsass et ses jeunes acolytes du Groupe Memphis lancent un énorme pavé dans la mare des conventions. Le design ne sera plus jamais vraiment le même.
par Elodie Palasse-Leroux 8 octobre 2023
La totémique bibliothèque Carlton est improbable et absolument incontournable
Comme nous avons ouvert cette série avec le très mainstream fauteuil Poäng d'Ikea, nous allons la terminer avec son extrême opposé: un véritable manifeste punk signé Ettore Sottsass.
En 1981, Mitterrand était élu président. On s'habillait fluo, et pas uniquement pour les séances d'aérobic devant la télévision. Les sons new wave déferlaient sur les ondes des radios pirates tout juste légalisées. Le même vent de renouveau et de rébellion soufflait dans le salon d'Ettore Sottsass (1917-2007), où il avait réuni de jeunes acolytes (Nathalie du Pasquier, Andrea Branzi, Michele de Lucchi, Matteo Thun, Shiro Kuramata…) pour refaire le monde. Le «pape du design» avait alors déjà atteint la soixantaine.
Ancien directeur du Design Museum de Londres, Deyan Sudjic souligne cette particularité dans son livre Ettore Sottsass and The Poetry of Things: «à un âge où la plupart des gens envisageaient de prendre leur retraite, Sottsass a commencé à travailler avec une autre génération et a produit une explosion».
Il serait plutôt l'étincelle: l'explosion viendra du collectif formé ce soir-là chez Sottsass. Il s'appellera «Memphis», parce que le morceau de Bob Dylan, «Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues Again», passait en boucle.
En 1981, la première collection de Memphis va faire l'effet d'une bombe. Son influence ne s'est depuis jamais démentie. | Zanone via Wikimedia Commons
La designer française Martine Bedin était du nombre mais avoue ne se souvenir que «des premières heures de la réunion, pas des dernières car nous étions tous ivres». Ce dont elle est toutefois certaine, c'est que «le groupe était uni dans sa volonté de briser les notions acceptées de bon goût». Ils envisagent un design chaotique, punk, qui va faire voler en éclats toutes les conventions régissant la discipline.
Sottsass, formé à l'architecture, est devenu une figure de proue du Design radical en fondant le Studio Alchimia avec Alessandro Mendini en 1976. Avec Memphis, explique Bedin, «l'idée était de s'éloigner de la vision bourgeoise», celle qui «reposait sur l'idée que tous les types de meubles se ressemblaient. La première étape était donc de créer un branle-bas dans la coordination des styles.»
Sottsass faisait pour ce groupe de jeunes designers figure de «gourou amusant, libidineux et charismatique», affirme Glenn Adamson, cocommissaire de l'exposition «Postmodernism» en 2011 au Victoria & Albert Museum de Londres. Memphis allait bouleverser la théorie du Good Design.
Le design de l'après-Seconde Guerre mondiale répondait à l'injonction de ce bon design, du «Less is more» du Bauhaus, la fonction qui passait avant la forme. Le design était corseté pour se conformer à une certaine notion du bon goût, décidée par un petit nombre d'arbitres individuels.
Sottsass voulait absolument échapper à ce carcan et redéfinir une nouvelle approche du design. «Lorsque j'étais jeune, on n'avait que ce mot à la bouche: “fonctionnalisme, fonctionnalisme, fonctionnalisme”… Ça ne suffit pas! Le design devrait aussi être sensuel et excitant.»
La première collection de Memphis est présentée en 1981 à l'occasion du Salon international du meuble de Milan, grand-messe du design. Excitante, elle l'est; cinquante-cinq pièces de mobilier ludiques qui mêlent clin d'œil aux formes historiques, pied-de-nez au bon goût et matériaux contemporains. «Comme un mariage éclair entre le Bauhaus et Fisher-Price», résume assez justement le critique Bertrand Pellegrin.
Comme un mariage éclair entre le Bauhaus et Fisher-Price
Et au milieu trône la bibliothèque de Sottsass, frisant les 2 mètres de hauteur. Une pièce coûteuse, faite de matériaux industriels bon marché (il ose le plastique stratifié! Le fabricant, Abet Print, a soutenu la collection), bariolée, dotée d'une base mouchetée très 1980. La Carlton est donc pop, graphique, kitsch et cheap, polychrome, drôle –et surtout paradoxale, puisqu'elle reflète la culture populaire de masse tout en se destinant à un public de collectionneurs.
Le soir de l'inauguration, la collection fait littéralement l'effet d'une bombe: Sottsass manque de rebrousser chemin, il y a tant de monde devant l'entrée qu'il imagine qu'un attentat vient de se produire. Les visiteurs sont médusés: des étagères qui penchent, une coiffeuse qui se prend pour la tour Chrysler (Plaza), une lampe qui se promène en laisse (Super Lamp de Bedin), un lit en forme de ring de boxe (Tawaraya)…
La coiffeuse Plaza de Michael Graves se prend pour la tour Chrysler Musée des Arts décoratifs, Paris. | Neoclassicism Enthusiast via Wikimedia Commons
Des pièces dont la fonction ne s'impose pas au premier regard: la bibliothèque Carlton est-elle d'ailleurs vraiment une bibliothèque? Avec ses étagères de guingois, on n'imagine pas si facilement y poser ses livres («Quoi qu'il en soit, disait Sottsass, tous les livres finissent toujours par tomber»). Sculpturale, totémique, elle est emblématique de l'histoire du Groupe Memphis et du mouvement post-moderne. Le soir même de l'inauguration, les cinquante-cinq pièces sont vendues. En quelques mois, elles essaiment partout, jusque dans des clips vidéo sur MTV; leurs formes sont reprises en architecture, leurs imprimés et couleurs imités dans la mode…
En 1987, Sottsass met fin à l'aventure Memphis. Mais les créations du collectif, dont la Carlton, ont laissé une indélébile empreinte. Karl Lagerfeld a acheté l'intégralité des pièces pour son appartement de Monaco, David Bowie en avait également fait collection (estimée à quelques millions de livres sterling après sa disparition). Pas une année ne se déroule sans que les magazines annoncent le grand retour d'un style jamais passé de mode, puisqu'il l'a faite.
Qu'importe qu'elle ne soutienne pas vos livres ou ne s'assortisse à rien avec ses couleurs impossibles: la bibliothèque Carlton est une égérie rebelle qui a fait bouger les lignes, elle est au design de mobilier ce que Vivienne Westwood était à la mode. L'artiste Simon Martin lui a même consacré une œuvre vidéo, achetée par la Tate de Londres.
Rascal est jaloux, il voudrait son Poäng
Écrit par Elodie Palasse-Leroux - Illustré par Kat
Quitte à faire grincer quelques dents (les miennes, notamment), nous nous devions de débuter cette série avec le plus populaire des fauteuils: le Poäng d'Ikea. Depuis sa naissance en 1976, l'enseigne suédoise en a écoulé plus de 35 millions. Et son étoile n'est pas près de pâlir: totalisant désormais 1,5 million de pièces vendues chaque année, il n'a de cesse d'envahir nos intérieurs.
Revers du succès, le Poäng serait aussi un grand incompris. Nombreux sont ceux qui le snobent, en dépit de son prix abordable –qui varie selon les modèles et matériaux proposés. On stigmatise son ubiquité, le manque de noblesse de ses matériaux ou de caractère de ses lignes.
Moi je veux mon fauteuil ET son repose-pied
Le Poäng est sans aucun doute l'une des pièces les plus clivantes du catalogue: combien de couples se sont-ils déchirés devant lui, égarés au cœur d'un labyrinthe dépourvu de lumière naturelle, à Hyderabad, à Rome ou à Marseille?
À quelques variantes près, le dialogue a peu ou prou la même teneur.
– Je t'assure, essaie-le: il est très confortable! Parfait pour une sieste.
– Parfait pour une maison de retraite. Et on dirait qu'il a une scoliose.
– Mais il est discret, facile à caser: ses couleurs sont plutôt neutres. (en gesticulant tour à tour en direction de la version cuir noir et tissu beige ficelle)
– Elles sont fades et ternes. Et je suis certaine qu'il va s'avachir.
Observez ces couples passer devant le rayon fauteuil en faisant mine d'ignorer sa présence. C'est souvent lui, deux pas derrière elle, qui semble implorer d'un regard désolé le Poäng de ne pas prendre ce rejet trop personnellement. Je sais de quoi je parle.
Ikea a fait subir de nombreux et violents crash-tests au Poäng pour prouver son indestructibilité, et fait appel à des designers de renom pour «pimper» leur best-seller. Alors qu'on ignorait presque tout de son histoire, l'enseigne a décidé en 2016, pour célébrer les 40 ans du fauteuil, de mettre en lumière le créateur du Poäng: le designer japonais Noboru Nakamura, disparu en 2023. Installé en Suède, il a longtemps collaboré avec le directeur du design d'Ikea, Lars Engman.
Enfin, mon Poäng à moi. Mais ils ont eu raison de changer les coussins. J'aimais pas le beige.
En 1976, les deux acolytes ont eu envie de s'inspirer de plusieurs fauteuils en porte-à-faux mythiques du design scandinave, créations intemporelles du Suédois Bruno Mathsson (dont la première assise sanglée a été dessinée pour un hôpital dans les années 1930) et du Finlandais Alvar Aalto (plus particulièrement de la «petite Paimio», version allégée d'un modèle conçu pour un sanatorium au cours de la même décennie).
Pour assurer un prix de vente abordable, les matériaux et procédés utilisés seraient moins onéreux et le fauteuil serait vendu en trois cartons –structure, assise et coussin provenant de trois usines différentes. Mais le Japonais souhaitait que son fauteuil «procure une certaine richesse émotionnelle», son pied en porte-à-faux permettant un léger bercement grâce auquel «nous pouvons nous débarrasser de notre frustration ou de notre stress». Oui, c'est beau et évocateur. C'est la raison pour laquelle le fruit de la réflexion de Nakamura s'est d'abord appelé «Poem».
«Je me suis rendu compte que c'est le fauteuil idéal.» Zoe Sessums, journaliste design
Depuis sa première apparition sur la couverture du catalogue de 1977, Poem a changé de nom et d'atours. Son prix comme son poids se sont allégés. En tissant adroitement l'histoire du Poäng et le secret de son ADN, Ikea a eu un autre coup de génie; le fauteuil devenait encore plus désirable. Soudainement, on se disputait les modèles vintages aux enchères, encensés par le Financial Times.
Un peu plus tard, la pandémie de Covid-19 et la redécouverte forcée de nos intérieurs a fait sauter les derniers verrous. Et l'impensable est arrivé: «il n'y a aucune honte à aimer le Poäng», tranchait le magazine AD (Architectural Digest), autoproclamé «autorité internationale du design et de l'architecture».
Mais pourquoi a-t-elle mis MON tabouret sous SON bureau ?
«J'ai résisté pendant des années, l'estimant trop basique ou ennuyeux. Puis je me suis rendu compte que c'est le fauteuil idéal», confiait la journaliste de design Zoe Sessums. Il n'y a aucune honte à ne pas partager son avis.
Exhiber chez soi des livres qu’on ne lira jamais était déjà un grand classique avant la pandémie de Covid-19. Mais le phénomène s’est accentué avec le développement du télétravail et des visioconférences. Au point qu’architectes d’intérieur et éditeurs se consacrent désormais à faire du livre un objet de déco instagrammable
Ma bibli, enfin, juste un petit coin. Moi, j'ai pas besoin d'un décorateur. J'ai de quoi faire.
Ashley Tisdale, lors d’une visite filmée de sa maison à Los Angeles (Californie), en mars 2022, pour le magazine “Architectural Digest”. L’actrice américaine a été moquée par des internautes pour avoir admis qu’elle n’avait rempli sa bibliothèque que deux jours auparavant, avec des livres achetés en urgence par son mari.
C’est une tempête dans un verre d’eau comme les aiment les utilisateurs de Twitter : fin mars, un compte relevait avec ironie un extrait d’une vidéo dans laquelle l’actrice américaine Ashley Tisdale faisait visiter sa maison à une équipe du magazine Architectural Digest.
Passant en revue sa déco dans le plus pur style californien, la star de la franchise Disney High School Musical a fait cette confidence très spontanée à propos de sa bibliothèque :
“Pour être honnête, ces étagères étaient vides il y a encore deux jours. J’ai demandé à mon mari d’aller à la librairie et je lui ai dit ‘J’ai besoin de 400 livres’.”
Face aux sarcasmes, l’actrice s’est défendue :
“Une précision : il y a des livres que j’ai accumulés au fil des années, mais, voyez-vous, pas assez pour remplir 36 étagères qui peuvent chacune contenir 22 livres. J’ai fait ce que n’importe quel architecte d’intérieur aurait fait. Ils le font tout le temps, j’ai juste eu la franchise de le dire.”
The Guardian le confirme : “L’achat de livres par lots entiers est devenu monnaie courante chez les célébrités, surtout depuis qu’ils sont devenus un décor érudit [pour les visioconférences] sur Zoom.”
La généralisation du télétravail avec la pandémie a donné “encore plus de visibilité à ce phénomène”, note le quotidien britannique, qui cite en exemple un compte Twitter entièrement consacré à l’examen des livres aperçus en arrière-plan des people en vidéo.
Jaquettes associées à la couleur des murs
Flairant l’aubaine, certains ont très tôt développé un véritable business autour du livre comme objet de décoration. Ainsi de Thatcher Wine. Ce bibliophile et décorateur d’intérieur se présente comme un “book curator”, l’équivalent pour les livres de ce qu’est pour les arts un commissaire d’exposition (art curator, en anglais). Il y a quelques années, il a été sollicité par la star Gwyneth Paltrow, qui lui a demandé de “lui trouver 600 livres pour sa maison tout juste rénovée”.
Au début des années 2000, Wine avait fondé l’entreprise Juniper Books, devenue aujourd’hui un site qui propose des solutions de décoration sur mesure. Comme l’explique le journal, son fondateur “vend des collections de classiques de la littérature avec jaquette personnalisée”. Le moyen idéal, souligne l’intéressé, “de permettre à quelqu’un de détenir les œuvres complètes de Jane Austen, mais dans une couleur choisie avec soin dans le nuancier Pantone pour se marier avec le reste de la pièce”.
Kate Middleton et ses livres
Remplir sa bibliothèque avec de beaux livres a toutefois un coût, met en garde le Guardian, qui cite des prestations de décorateurs pouvant aller au Royaume-Uni jusqu’à 5 000 livres (près de 6 000 euros).
Plus abordable, la collection Clothbound Classics, développée par l’éditeur Penguin, propose des romans agrémentés de couvertures graphiques – couvertures que leurs abonnés ont pu apercevoir sur le compte Instagram de Kate Middleton et de son mari en 2020.
Bea Carvalho, responsable de la fiction pour la chaîne de librairies Waterstones, l’assure : le design des livres est un aspect auquel les éditeurs portent de plus en plus attention, tant il est susceptible d’accroître leur visibilité sur les réseaux sociaux. “C’est important d’avoir de belles images à montrer… Les tranches colorées rendent par exemple très bien sur BookTok et Instagram.”