De retour dans les forêts françaises, le lynx vit toujours entouré de crainte et de mystère. Patrice Raydelet, auteur et photographe fasciné par ce grand félin, le piste dans le Jura et fait tout pour le protéger.
Orchamps-Vennes (Doubs), reportage
Lynx par Patrice Raydelet
« Sunday, Bloody Sunday… » Du doux crépitement de la chaîne hifi s’échappe la mélodie du groupe irlandais U2, que seuls les cliquetis de la souris d’ordinateur viennent troubler. Un verre de vin à la robe ambrée dans le creux de la main, Patrice Raydelet fait défiler les fichiers vidéos. Dehors, dans l’obscurité grandissante, les cimes des majestueux conifères dansent au gré des bourrasques.
« Bingo ! » s’écrit-il brusquement. Sur l’écran sombre, apparaît la silhouette élancée d’une bestiole à la fourrure tachetée. Une touffe de poils noirs orne le sommet de ses oreilles triangulaires. Les yeux bleus du naturaliste s’illuminent : « Je te présente Rocky, le mâle du coin. »
« Petiot », Patrice est tombé dans la fascination du lynx boréal. Auteur et photographe animalier, il y a consacré sa vie : « Ce n’est pas un métier, ni même une passion. C’est un chemin de vie, une obligation, un combat, dit-il d’un accent jurassien à couper au couteau. Souvent, les gens me disent : "Quelle chance tu as de vivre de ce que tu aimes !" Non, non, ce n’est pas formidable. Il y a de quoi se foutre en l’air… »
Dans les contreforts de son Jura natal, il nous a emmené à la découverte de ce mammifère fantomatique et menacé, classé « en danger de disparition » sur la liste rouge française de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
« C’est par là… » À pas de géant, Patrice grimpe en direction d’une crête arborée. Le souffle à peine saccadé, il nous plonge dans l’histoire de ce mystérieux félin. Au Moyen Âge, son aire de répartition s’étendait de la péninsule ibérique aux confins de la Sibérie. Victime de la chasse, de la destruction de son habitat et de la raréfaction de ses proies, il disparut de l’Europe de l’Ouest à la fin du XIXᵉ siècle.
« L’ultime trace que j’ai trouvé dans les archives départementales du Jura remonte à 1885, détaille le fondateur du pôle Grands prédateurs. Un homme racontait avoir tué et enterré un énorme chat sauvage, à la queue courte et aux oreilles pointues. J’ai compris qu’il s’agissait d’un lynx et qu’à cette époque, personne ne connaissait cette espèce. »
Et puis, plus rien. Un grand trou noir d’un siècle. Le lointain cousin du puma ne réapparut dans le massif jurassien qu’en octobre 1974. « Trois ans plus tôt, quelques lynx avaient été réintroduits en Suisse. Une femelle a parcouru 100 km à vol d’oiseau pour finalement être sauvagement abattue, à Gex, dans l’Ain. » Patrice interrompt sa marche, mains sur les hanches. Sous sa manche, se dévoile un tatouage : les empreintes d’un lynx. « Voilà. Sa disparition et son retour ont été marqués par deux bêtes flinguées par l’Homme. Le tableau est dressé. »
Des connaissances scientifiques lacunaires
Sans trop y croire, le jurassien est parti sur la piste du lynx, dès qu’émergea la rumeur de son retour, à l’aube des années 1990. Il comprit alors, qu’hormis les fantasmes et les légendes, les connaissances scientifiques sur l’espèce étaient quasi inexistantes. « Pour les chasseurs, cette saloperie allait vider les forêts de gibier [1].
Pour les éleveurs, il boufferait tout dans les bergeries. Et pour ses défenseurs, ce n’était qu’un bon gros chat sympa. » De 1991 à 1997, c’est dans un parc zoologique de Bavière qu’il apprit à les observer, les écouter, imiter leurs cris. « Ça peut sembler étrange, s’amuse-t-il, mais à l’époque, il n’y avait rien pour étudier leur comportement. »
Filtrant les rayons du soleil, les feuilles des arbres offrent au regard un camaïeu de verts somptueux. Sous nos pieds, le bruissement de l’humus, dont l’odeur emplie l’air frais, s’accorde avec le chant d’un geai des chênes. Patrice s’accroupit et examine les selles semées par un lynx. Alors, l’esprit s’emballe : peut-être allons-nous le voir ? Il sourit. « J’ai attendu vingt ans pour avoir la chance de croiser son chemin dans le Jura. Et dire que ça s’est joué à une bière… »
À la fin des années 2000, le photographe rendit visite à un éleveur pour travailler à la mise en place de chiens de protection [2]. « Au moment où j’allais partir, il m’invite à entrer boire un verre. Je cède et finis par m’en aller assez tardivement. » La nuit était tombée sur la vallée. Dans les phares de sa voiture, il aperçut au loin filer deux ombres furtives : « Putain, des lynx ! » Il écrasa aussitôt sa pédale de frein, s’arrêta en travers de la route et sauta sur le bitume. « Je me suis mis à les appeler, poursuit-il en gesticulant pour imiter la scène. Et paf ! Un jeune lynx fit demi-tour, intrigué et s’assit à deux mètres de moi. » Ils passeront quelques minutes à « tchatcher », tous les deux allongés dans le fossé. « C’était un moment fabuleux, une proximité inoubliable. Je ne suis jamais rentré aussi léger. »
Cette histoire est si surprenante qu’on la croirait sortie d’un conte fantastique. Le lynx n’est-il pas un animal farouche ? « Loin de là ! Il est simplement extrêmement discret. C’est lui seul qui décide s’il veut être vu ou non. En Andalousie, je me suis baladé avec un mâle… Il marchait à côté de moi, comme si je promenais mon chien. » Le passionné palpe parfois dans leur regard une pointe de curiosité. Plus souvent, rien que l’indifférence. De telles rencontres, il peut les compter sur les doigts de ses mains.
Arrivé au sommet d’une petite paroi rocheuse, l’homme aux cheveux grisonnants retire son sac à dos et s’en va récupérer les cartes mémoire de ses pièges photographiques, dissimulés dans la broussaille. Installés au cœur du printemps, ils lui permettent d’assurer un suivi des lynx vivant dans les parages.
Aujourd’hui, la population française de lynx avoisine les 150 individus, dont plus des deux tiers habitent les sapinières jurassiennes. « Dans le massif, on observe de plus en plus de femelles suitées, ce qui était très rare autrefois », se réjouit le spécialiste. Au printemps 2021, quarante-deux portées de un à quatre chatons avaient été recensées sur les départements de l’Ain, du Doubs et du Jura. « Où sont-ils ? Là réside tout le mystère. Comment se fait-il que la population ne semble pas s’étoffer ? Je ne comprends pas… »
Officiellement, le trafic routier est la première cause de mortalité chez ces animaux. Chaque année, une quinzaine d’entre eux meurent percutés par un véhicule. « Ça paraît peu, mais c’est tout de même 10 % de la population nationale. » Alors Patrice tente d’inciter les conducteurs à lever le pied et réfléchit à l’élaboration de passages à faune, au-dessus ou en dessous des routes les plus accidentogènes, avec le Parc naturel régional du Haut-Jura.
La fragmentation du couvert forestier par les zones urbanisées complique également, voire empêche, la dispersion des individus et les échanges entre noyaux de population différents. À l’avenir, ces isolements risquent d’engendrer un affaiblissement génétique de l’espèce.
« Et puis, il y a le braconnage. Une cause de mortalité qu’on peine à chiffrer, mais qui est bien réelle, déplore Patrice, la main posée sur l’écorce d’un hêtre. Je suis écœuré quand j’entends les chasseurs, inquiets de manquer de gibiers, vouloir la peau du lynx. Et après, ces prétendus amoureux de la nature veulent nous faire gober qu’ils ne chassent que pour la régulation ? » Lancé en 2022 par le ministère de la Transition écologique, un plan national d’actions entend rétablir le félin aux mouchetures noirâtres « dans un état de conservation favorable ». S’il salue l’initiative, Patrice déplore l’absence de moyens octroyés aux investigations, dans la lutte contre les destructions illégales.
Sur le chemin du retour, à la lisière de la forêt, le piaillement d’un oisillon nous alerte. Tombée de son nid, une petite grive litorne repose par terre, figée par la peur. De ses doigts délicats, le naturaliste saisit la miraculée et la dépose sur la branche d’un grand sapin. Autour de lui, les parents affolés virevoltent comme des chauves-souris dans la pénombre. « Espérons qu’elle s’en sorte… »
« Il y a une vingtaine d’années, quand je demandais à une classe élémentaire de me dessiner un lynx, plus d’un tiers des élèves me rendaient des monstres aux dents dégoulinantes de sang. Maintenant, les gamins ne font plus ça. » Aux yeux de Patrice, l’acceptation des prédateurs et leur cohabitation avec les humains passeront par davantage de culture et de connaissances. « Les journalistes illustrant leurs papiers par un loup ou un ours à l’allure féroce modélisent dans l’esprit des citoyens une image négative de ces animaux. Ce n’est plus possible… »
La légende de l’arracheur de cervelle
Au XIXᵉ siècle, et encore aujourd’hui dans certains livres, le lynx était appelé « loup-cervier ». Ce terme émane des maintes superstitions qui courraient sur l’espèce depuis le Moyen Âge : « À l’époque, on racontait qu’il se cachait dans les arbres en attendant que passe sa proie, pour lui sauter sur le dos et lui arracher la cervelle. »
Un comportement fantasmé qui, additionné à son feulement associé au hurlement du loup, le dota de cet étrange surnom. « En diffusant ces légendes, les savants et les curés ont causé beaucoup de torts au lynx. »
Accidents de la route, braconnage, fragmentation des forêts... Tout autant d’obstacles à la constitution d’une population durable de lynx. © Emmanuel Clévenot / Reporterre
Étudier ce mammifère, c’est finalement accepter une perpétuelle remise en cause des connaissances amassées. « Il y a peu, un naturaliste biélorusse a observé un mâle tuer un chevreuil et en offrir la carcasse à une femelle et ses petits, poursuit Patrice, les sourcils levés. Jamais on aurait imaginé ça ! Tout le monde pensait qu’il abandonnait la femelle aussitôt après s’être accouplé. »
Le ciel s’est obscurci. Patrice se faufile sous un vieux fil barbelé, servant de clôture à quelques vaches au pelage blanc-crème. À l’autre bout du champ, apparaît la maison. « Le suspens est à son comble », sourit-il, en sortant de sa poche les cartes mémoire. Auront-elles immortalisé un instant de la vie secrète du fantôme des forêts ?