Par Guillaume Origoni
Les trains transportent quotidiennement plus de 22 millions d'individus en Europe, notamment pour relier les périphéries aux centres-villes. Le transport ferroviaire est plus que jamais un enjeu majeur de la mobilité urbaine et fait l'objet d'une demande croissante qui mobilise des investissements colossaux. Faire rouler un train coûte cher.
Dans un même élan, nombreux sont les États européens qui ont peu à peu délaissé les lignes peu fréquentées et non rentables. Depuis une quinzaine d'années, tout ce petit monde se gratte la tête pour savoir comment exploiter à nouveau ce réseau secondaire et tertiaire. Il manque clairement des trains, ce qui explique pourquoi la plupart sont pris d'assaut par les usagers. Pour mobiliser les capitaux manquant à satisfaire cette demande, on exploite de nouvelles lignes et on réhabilite celles où les besoins sont patents.
À rebours de cette tendance générale, il existe au Royaume-Uni des lignes de chemin de fer sur lesquelles circulent des trains de voyageurs complètement vides. C'est l'étrange constat qui a été fait par certains aficionados de convois ferroviaires. Ce petit groupe de personnes ferrovipathes, souvent appelées «trainspotters» (littéralement «observateurs de trains»), ont pour passe-temps l'établissement de listes qui recensent les heures de passage, les modèles, la typologie des trains qu'ils guettent avec la régularité du coureur de fond.
Les chasseurs des «trains fantômes» britanniques constituent un sous-groupe de trainspotters exclusivement dédié à ce mystère. Lorsque Amanda Ruggeri, journaliste pour BBC Future, a eu vent de cette énigme en 2015, elle se tourne alors vers les figures emblématiques des «ghost trains hunters»: Tim Hall-Smith et Liz Moralee. Ces quinquagénaires joviaux donnent d'autres informations étonnantes. Tout d'abord, il est très difficile d'acquérir des billets pour circuler dans les ghost trains. Les distributeurs automatiques ne les délivrent pas et les agents commerciaux du rail britannique, derrière leurs guichets, n'en ont jamais entendu parler.
Autre curiosité, les gares desservies tout au long de ces lignes insolites, sont des stations spectrales. Amanda Ruggeri prend pour exemple le train qui traverse la campagne du Yorkshire de l'Ouest, de Leeds vers la petite ville de Snaith, dans le nord de l'Angleterre. «La gare de Snaith est une gare fantôme. […] Il n'y a pas de distributeurs automatiques de billets à la gare. Il n'y a pas non plus de guichets, de stations de taxis, ni de commerces.»
Ces gares, où personne ne monte et personne ne descend des convois, sont le plus souvent totalement désertes. Il arrive aussi que les trains ne s'arrêtent jamais dans certaines d'entre elles. Pourtant, elles sont entretenues et ne présentent que très peu les stigmates de l'abandon: végétation invasive, vitres cassées, tags et bouteilles de bière amassées çà et là. Qui donc prend soin de ce dispositif interurbain constitué d'automotrices, de wagons et autres quais de gare? Et pour répondre à quels besoins?
Circuler dans les trains fantômes britanniques est un mérite que seuls quelques trainspotters comme Tim et Liz ont pu acquérir grâce à leur passion et leur persévérance. Ils ont commencé par chasser les trains fantômes en 1993, avant d'y prendre place comme uniques passagers et devenir les meilleurs connaisseurs des gares fantômes qu'ils cherchent avec patience. À ce jour, ils en ont déniché respectivement quarante-et-une et trente-deux, la plupart répertoriées sur leur site internet.
Leur plus grand souvenir reste l'arrivée à la gare de Berney Arms, dans le Norfolk, dans l'est de l'Angleterre. «C'est sans doute l'un des endroits les plus fous que nous ayons jamais visités, raconte Tim Hall-Smith à Amanda Ruggeri. Il n'y a pas de mots pour décrire à quel point cet endroit est isolé.» «La route la plus proche était à cinq kilomètres; les seules structures à proximité étaient un pub aux volets fermés et un vieux moulin à vent», complète la journaliste anglaise à propos de la gare «la plus perdue d'Angleterre» et la moins utilisée du Royaume-Uni en 2019-2020.
Tels deux Don Quichotte voyageant de concert sur les lignes oubliées du territoire britannique, les voilà en rase campagne sans possibilité de retour, car les horaires des trains fantômes ajoutent une bizarrerie supplémentaire dans un tableau déjà complexe. En effet, lorsque vous avez votre billet en main, notamment grâce aux instructions disponibles sur le site de Tim et Liz, il n'est pas rare qu'aucun trajet retour ne soit prévu dans la même journée.
Les fréquences de passage sont inadaptées aux attentes élémentaires que tout voyageur moderne peut exiger. Ainsi, un train fantôme peut proposer pour une même ligne un départ à 15h03 tous les jours, sauf le week-end, mais seulement deux retours hebdomadaires, dont un le samedi. D'autres lignes mettent à disposition des passagers un aller simple bihebdomadaire à 5h12. Les chasseurs de gares fantômes prévoient donc que des amis puissent les reconduire chez eux après une exploration!
Des années durant, le mystère qui entoure les trains et les gares fantômes a alimenté de nombreuses théories du complot: ces trains circuleraient pour simuler une évacuation massive des habitants vers les campagnes. Parfois l'hypothèse inverse est avancée: le gouvernement voudrait se débarrasser des populations rurales et concentrer la majeure partie de la population dans les villes.
Il a aussi été écrit sur les forums que les ghost trains ne seraient que la partie visible d'un vaste plan visant à déporter la population, ce qui expliquerait l'entretien de milliers de petites gares aujourd'hui inactives. D'autres esprits particulièrement éveillés et foncièrement analytiques optent pour un entraînement au tir sur des cibles en mouvement depuis des satellites armés.
«Ces convois quasi vides et aux horaires improbables n'ont qu'un seul objectif: éviter la fermeture officielle d'une ligne ferroviaire.» (La journaliste britannique Amanda Ruggeri, dans un article de 2015 pour la BBC)
Mêlant le vrai et le faux, une nouvelle théorie émerge et agrège un faible consensus. Si les convois circulent à vide, c'est pour maintenir en état des lignes de chemin de fer réservées au gouvernement et aux parlementaires en cas de guerre.
La réalité est plus simple et moins sensationnelle. Tout ceci était documenté avant le travail de la BBC, mais c'est bien à Amanda Ruggeri que revient le mérite d'avoir expliqué et diffusé la vérité sur les trains fantômes britanniques.
«Officiellement appelés “trains parlementaires”, ces convois quasi vides et aux horaires improbables n'ont qu'un seul objectif: éviter la fermeture officielle d'une ligne ferroviaire. […] Historiquement, une loi du Parlement était nécessaire pour supprimer une ligne. Aujourd'hui, bien que la réglementation ait évolué, le processus reste long et politiquement sensible. Avant toute fermeture, une évaluation d'impact est requise, suivie d'une consultation publique de douze semaines. Le projet doit ensuite être validé par l'Office du rail et de la route [l'agence gouvernementale de régulation du transport ferroviaire au Royaume-Uni, ndlr].»
Les trains fantômes britanniques ne sont en fin de compte rien d'autre que des «trains parlementaires». C'est moins sexy, mais cela n'occulte pas la propension que nous avons à coconstruire des récits qui, peut-être, deviendront les légendes futures. Cela n'empêche pas Tim, Liz et le reste de ces trainspotters très singuliers d'occuper les nombreuses places libres de ces trains un peu spéciaux.
Nous sommes en 1500 après Jésus-Christ. Le royaume de France s'étend, repoussant ses frontières de tous les côtés… Tous? Non! Car un territoire peuplé d'irréductibles Bretons, pas encore officiellement rattaché au royaume, résiste encore et toujours à la couronne de France.
Avec le beurre demi-sel, c'est l'une des particularités de la Bretagne. Pendant plus de mille ans, la péninsule armoricaine a tenu son indépendance, plus que n'importe quelle autre province française –même la Bourgogne, tombée face à la centralisation monarchique. Cette résistance bretonne hors du commun, qui s'achèvera (selon les traités) par son rattachement à la France en 1532, n'est pas le fruit du hasard.
Pour résister à l'une des puissances les plus redoutables d'Europe (oui, la France), la Bretagne a pu compter sur un paramètre: sa géographie. Située à l'extrémité occidentale du territoire français, bordée par l'océan Atlantique sur trois côtés, la Bretagne est une péninsule à la fois ouverte sur le large et protégée du continent. Avec son relief tourmenté et ses forêts profondes, la région est un véritable bastion naturel, presque inaccessible et encore plus difficile à envahir. De quoi freiner les ambitions d'encombrants voisins.
Dès les VIIIe et IXe siècles, les Bretons ont résisté à l'expansion des Carolingiens –qui n'ont jamais dominé la région de façon continue–, en exploitant leur géographie, mais aussi une technique redoutable: le harcèlement. À l'époque, les clans locaux, issus des premières vagues d'immigration galloise, ne pouvaient pas miser sur une armée unifiée, mais plutôt sur leur mobilité et leur connaissance du terrain. Tous les ingrédients étaient là pour une guérilla meurtrière: Pépin le Bref (roi des Francs entre 751 et 768), Charlemagne (roi puis empereur entre 768 et 814) ou encore Louis le Pieux (814-840) s'en mordront les doigts… à coups de palet breton en guise de bourre-pifs.
Face à la menace de la puissance française, qui lorgne constamment sur leurs terres (et probablement sur leur kouign-amann, parce que c'est vraiment bon), les ducs de Bretagne ont toujours su équilibrer les débats…
Cette géographie particulière et cette capacité à résister aux peuples voisins poseront les jalons de l'esprit d'indépendance qui caractérise les Bretons. Un sentiment identitaire qui passera aussi par une spiritualité singulière, héritage des premiers moines gallois, persécutés par les envahisseurs anglo-saxons et arrivés en Armorique dès le Ve siècle. Ces croyances renforceront l'identité locale et contribueront à l'émergence d'un véritable clergé breton, autonome dans sa vision et dans ses pratiques.
Résister, c'est bien. Mais pour durer, il faut s'organiser! C'est exactement ce qu'a fait la Bretagne, qui se dote, dès le IXe siècle, de ses propres institutions. Elle devient un royaume, puis un duché muni d'une souveraineté réelle. Les ducs de Bretagne frappent leur propre monnaie, lèvent l'impôt, rendent la justice et mènent leur diplomatie. La Bretagne médiévale dispose même de son Parlement, d'une chancellerie, d'une université à Nantes et d'une armée. Pas de quoi rougir.
Alors, certes, les ducs de Bretagne doivent de temps à autre rendre hommage au roi de France, histoire d'être peinards. Une formalité féodale, qui ne bride que très peu leur indépendance. Et quand il faut ruser ou entrer dans le jeu des intrigues diplomatiques, la Bretagne sait également y faire.
Face à la menace de la puissance française, qui lorgne constamment sur leurs terres (et probablement sur leur kouign-amann, parce que c'est vraiment bon), les ducs de Bretagne ont toujours su équilibrer les débats… Quitte à se placer au cœur des rivalités franco-anglaises, pour en ressortir d'autant plus autonomes. François II, dernier duc de Bretagne (entre 1458 et 1488), a par exemple multiplié les tractations avec la Bourgogne, l'Angleterre, l'Empire germanique et même le Danemark pour contrebalancer la pression de Louis XI, puis de Charles VIII. Une stratégie que poursuivra sa fille, Anne, jusqu'à la fin.
Dernière figure d'une Bretagne souveraine, celle qui est communément nommée Anne de Bretagne a été mariée successivement à deux rois de France: Charles VIII en 1491, puis Louis XII en 1499. Elle passera sa vie à tenter de garder la main sur son duché, pour en préserver les privilèges. Le sort ne lui sera pas favorable. Aucun de ses fils ne survit et à sa mort en 1514, la Bretagne entre dans une nouvelle ère.
Après des décennies de luttes, les États de Bretagne signent finalement l'union au royaume de France, le 7 août 1532. La suite inévitable, après les mariages royaux. Pour autant, le duché, devenu français, conserve des privilèges et surtout son fort esprit d'indépendance. Loin d'être une soumission totale, ce rattachement n'a pas dissous l'identité bretonne –loin de là. Les révoltes, qu'elles soient fiscales ou religieuses, ont souvent, par la suite, ébranlé le royaume. Comme un enfant turbulent, qui a du mal à s'adapter à sa fratrie.
En retardant son intégration pendant des siècles, la Bretagne a renforcé son identité, gardant toujours un (petit) orteil du pied hors du royaume. Et s'ils ont fini par accepter d'être Français… c'était avant tout à condition de rester Bretons!
Une publication de la collectivité territoriale de Saint-Pierre et Miquelon
La collectivité lance une campagne de communication dans laquelle elle détourne « le terme connoté négativement d’OQTF » pour mieux valoriser la qualité de vie dans l’archipel et attirer de nouveaux habitants.
Ici, on compte 146 jours de pluie et de neige par an. Et pourtant, chaque jour est une promesse de bonheur.
Saint-Pierre-et-Miquelon n’a rien d’un exil. C’est un refuge pour les âmes libres, un terrain d’expression pour les artistes, un laboratoire de résilience pour les passionnés..
L’histoire de la fourchette pourrait paraître futile. Il n'en est rien. C'est en réalité un récit de pouvoir, de privilèges et d'un désir de raffinement.
La fourchette est l’un des ustensiles les plus communs. Si ordinaire, si innocente, que peu d'entre nous la considèrent. Mais, durant des siècles, la fourchette était condamnée, vue comme un symbole de décadence, de mauvaise morale et d’arrogance sociale.
L’introduction de la fourchette à travers l’histoire a drastiquement changé la manière de manger et était source de divisions à table.
PHOTOGRAPHIE DE Rebecca Hale, Nat Geo Image Collection
Durant la majorité de notre histoire, les doigts étaient les seuls ustensiles que la nature nous avait donnés. Les couteaux coupaient la viande, les cuillères servaient à boire la soupe mais les mains complétaient l’action de se nourrir. Pour la fourchette, en revanche, ce fut une autre histoire. « L’introduction de la fourchette reflétait et, en même temps, a accéléré une série de changements profonds dans la culture alimentaire et dans les habitudes de table », explique Lucia Galasso, anthropologue basé à Rome, spécialisée dans l’alimentation. L’ustensile a instauré un procédé d’alimentation plus complexe et plus raffiné. Un changement qui n’était pas toujours le bienvenu.
Le périple de la fourchette, d’instrument interdit à ustensile universel révèle l’immense pouvoir culturel que peuvent porter les objets, même les plus simples. Depuis ses débuts controversés à la cour de l’Empire byzantin jusqu’à son association notable à l’élite italienne durant le 16e siècle, la fourchette a fait scandale. Son introduction n’était pas seulement une affaire d’innovation culinaire mais a entraîné un bouleversement culturel important, aux répercussions tenaces sur les interactions sociales et les habitudes de table, qui ont nourri de nombreux débats sur ce qu'« être civilisé » voulait vraiment dire.
Des découvertes archéologiques suggèrent que des instruments semblables aux fourchettes existaient dans l’ancienne Égypte, ainsi qu’en Grèce et à Rome. Ces ustensiles étaient cependant principalement utilisés lors du service et de la cuisine, et non pour se nourrir. Les banquets romains, par exemple, comportaient souvent une argenterie élaborée mais les hôtes mangeaient à l’aide de leurs mains, employant parfois des couteaux ou des cuillères.
« Durant des siècles, l’Homme s’est servi de ses mains pour amener les aliments à sa bouche », explique Lucia Galasso. « C’est sûrement pour cette raison que le besoin d’une fourchette n’était pas aussi important que celui d’un couteau ou d’une cuillère. En fait, la fourchette est arrivée en dernier et son usage était d’abord sporadique avant son adoption définitive vers le milieu du 19e siècle. »
La préférence d’une alimentation qui reposait sur l’usage des mains n’était pas seulement pratique, elle était également ancrée dans la culture. À travers l’Europe, il était commun de manger dans des plats communaux. Les mains et les couteaux, seulement utilisés pour couper et partager la nourriture, renforçaient la proximité et l’expérience partagée à table.
Bien que les fourchettes étaient principalement utilisées pour cuisiner et servir la nourriture dans les anciennes ...
C’est au 11e siècle qu’a eu lieu le premier scandale d’importance concernant la fourchette. La princesse Maria Argyropoula, issue d'une noble famille de l’Empire byzantin, épousa le fils du doge de Venise et, lors de son fastueux mariage, sortit une fourchette en or à deux dents et s’en servit pour porter la nourriture à sa bouche.
Peu après cet événement, un membre du clergé de Venise condamna publiquement cet acte lors d’un sermon passionné. « Dieu, dans sa sagesse, a donné des fourchettes naturelles à l’homme : ses doigts », a-t-il déclaré. « C’est donc L’insulter que de se servir de fourchettes de métal. »
Aux yeux du clergé, la fourchette n’était pas qu’inutile, elle représentait un affront à l’ordre divin. Se servir de ses mains, c’était ainsi que l’on devait se nourrir, tout comme le Christ et ses disciples s’étaient nourris lors de la Cène. Interposer un objet de fabrication humaine entre la main et la bouche bouleversait un acte naturel et sacré.
La montée en puissance de la fourchette parmi les hautes classes sociales durant le 11e siècle laissa un goût amer dans la bouche des dirigeants religieux et des puristes. Le clergé craignait qu’elle ne symbolise un bouleversement dangereux au sein de la société, notamment dans l'équilibre entre l’alimentation, le pouvoir et les us.
Les dirigeants religieux ne pouvaient également pas ignorer la ressemblance frappante entre la fourchette et la fourche du Diable. À une époque où Satan était souvent représenté tenant une fourche à trois ou quatre dents, la ressemblance avec la fourchette était troublante.
Selon Lucia Galasso, la réticence de l’Église vis-à-vis de la fourchette témoignait aussi des peurs profondes liées à la richesse, l’indulgence et au déclin de la morale. « L’Église prêchait la simplicité à table », explique l’anthropologue. « Les mains étaient considérées comme des connexions directes et humbles à la nourriture, une chose que riches et pauvres avaient en commun. La fourchette, en contraste, était un emblème d’excès, un symbole de vanité aristocratique. »
Avant l’arrivée de l’ustensile à dents, se nourrir, c’était se salir les mains, littéralement. « Les tables médiévales étaient chaotiques mais structurées par la négociation sociale », explique Ken Albala, professeur d’Histoire à l’université du Pacifique à Stockton, en Californie. « Il fallait plonger les mains dans des plats partagés et prendre ce que l’on souhaitait, c’était une connexion physique avec la nourriture et les convives. Dîner était un acte intime, on touchait vraiment les mêmes aliments que ceux qui nous entouraient. » Même la royauté embrassait cette pratique, partageant directement des plats communs et des services énormes, renforçant les liens à travers l’acte primitif et salissant de se nourrir.
L’arrivée de la fourchette a cependant creusé un fossé qui a divisé les tables. La nourriture n’était plus chaleureusement partagée à la main. À la place, elle est devenue un objet à percer, à contrôler, à manipuler. Ce n’était pas seulement la nourriture qui était piquée par les dents de la fourchette, mais la tradition. Et, pour les riches et les puissants, c’était le nerf de la guerre. Les aristocrates d’Europe et les riches marchands se sont vite jetés dans les bras de la nouvelle fourchette, vantant sa sophistication et s’en servant pour tracer une frontière entre eux et les fidèles à cinq doigts.
Malgré les efforts mis en œuvre pour miner sa réputation, la fourchette a fermement planté ses dents dans les tables de la haute société, au sein de l’élite européenne. Son statut en tant que symbole aristocratique n’a fait qu’attiser le ressentiment du clergé et du peuple.
Les cercles d’aristocrates de la Renaissance italienne ont adopté la fourchette plus tôt que les autres régions européennes. Cela est dû à leur exposition aux pratiques raffinées d’alimentation des cultures byzantines et arabes. La cuisine italienne elle-même évoluait vers des plats qui demandaient une manipulation plus précise et plus délicate. Des plats comme des pâtes, des préparations de viandes élaborées, des fruits préservés dans du sirop et des friandises sucrées sont rapidement devenus à la mode, rendant la fourchette non seulement pratique mais bien indispensable. Elle a permis une transition vers des plats à consistance plus sèche, influençant directement à la fois les pratiques culinaires et de présentation.
Cette évolution culinaire se déroulait en parallèle de plus grands bouleversements culturels et contribuait à une expérience d’alimentation plus structurée et plus formelle. « [La fourchette] a changé ce qui était considéré comme un acte animal basique : se nourrir » explique Ken Albala. « Elle a créé des frontières individuelles autour des repas, reflétant un changement social profond vers la formalité, l’espace personnel et le contrôle de soi. »
Une actrice clé de la popularisation de la fourchette fut Catherine de Médicis, née dans une influente famille florentine, les Médicis. Lorsqu’elle épousa Henri II en 1533, elle n’apporta pas simplement avec elle la gastronomie italienne, elle introduisit également tout un éventail de bonnes manières, de règles de bienséance et de coutumes en matière d’argenterie, dont la fourchette faisait partie. Comme l’a précisé Lucia Galasso, bien que les fourchettes aient alors déjà fait leur entrée parmi l’aristocratie française, la présence de Catherine de Médicis a affermi et popularisé leur usage. Ses banquets somptueux et l’importance qu’elle accordait aux manières raffinées ont transformé l’ustensile, le faisant passer de nouvelle curiosité à symbole d’élégance, de raffinement et de distinction sociale dans les cercles de l’aristocratie française.
Même avec le soutien des nobles, l’acceptation de la fourchette fut lente et inégale. Les hommes lui ont offert une résistance tenace en Angleterre et dans les territoires du début de l’Amérique. Les fourchettes étaient considérées comme n’étant pas masculines, une frivolité inutile qui séparait les repas de l’acte réel et physique de manger. « Henri III a été source de moqueries lorsqu’il utilisait une fourchette, on lui disait “Évidemment que vous utilisez une fourchette, vous vous habillez comme une femme” », explique Ken Albala.
Mais alors qu’augmentaient les demandes de plats, coupes et ustensiles individuels sur la table des nobles, la fourchette est devenue plus qu’un simple couvert. Elle est passée au rang de symbole de statut social et d’instrument d’exclusion qui élevait les riches et les distançait des gens du commun.
« La fourchette n’a pas juste changé notre façon de manger », remarque Ken Albala. « Elle a changé notre comportement à table, nos interactions avec les autres et la manière dont nous pensons à la nourriture elle-même. C’était un outil de séparation, elle séparait les personnes de leur nourriture, entre elles et de leurs instincts les plus basiques. »
C’est entre les 17e et 18e siècles que la fourchette s’est répandue en dehors des élites, grâce à l’augmentation des échanges, de la mondialisation et à l’émergence de lieux de vie individuels. Les fourchettes étaient devenues des ustensiles courants en Europe et dans certaines parties de l’Amérique au 19e siècle, particulièrement en France et en Angleterre, où l’étiquette à table est devenue très formalisée.
Alors même que les fourchettes entraient dans l’usage quotidien, les rituels autour de leur manipulation ont continué à influencer la gastronomie. Les repas de l’époque victorienne, par exemple, étaient très stricts sur les usages du couteau et de la fourchette, inspirant des guides détaillés de la bienséance. Mais alors que la production de masse de fourchettes les a rendues accessibles à une plus grande partie de la population, elles ont commencé à perdre leur image aristocratique.
Ironiquement, c’est cette image raffinée de la fourchette qui contribue aujourd’hui à son déclin. « Cette idée de devoir utiliser la fourchette d’une certaine manière est en train de se perdre, comme les règles strictes de bienséance de l’époque victorienne », remarque Ken Albala.
Le paysage culinaire d’aujourd’hui revient vers ce que l’usage de la fourchette cherchait tout d’abord à éliminer : l’engagement tactile de la nourriture, la joie du partage et le plaisir animal de manger avec les mains. La cuisine de rue et les repas communaux gagnent en popularité en insistant sur les interactions directes, qui reposent sur le sens, avec la nourriture.
« Un tiers du monde continue de manger avec les mains », dit Lucia Galasso. « Et, dans la plupart des cas, les Occidentaux redécouvrent l’intimité et la connexion qui vient avec l’alimentation à la main. »
La fourchette a peut-être pris le pas sur nos instincts animaux mais notre insatiable appétit pour cette connexion reste fort. Après tout, l’acte de se nourrir a toujours été un langage universel qu’aucun instrument n’a jamais vraiment pu contrôler.
Si certaines de ces expressions sont tirées de lieux réels, inutile de chercher les autres sur une carte : vous ne les trouverez pas. Mais alors, d'où viennent-elles ? De Manon Meyer-Hilfiger Publication 7 avr. 2025
Tataouine ! peut-être pas celui de Tunisie, quoique ...
Inutile de chercher « Pétaouchnok » sur une carte : ce lieu, convoqué maintes fois pour désigner un ailleurs lointain et un peu flou, n’existe pas. L’expression, qui sonne comme une bourgade russe, serait apparue au 19e siècle, avec un mélange de deux mots désuets. « Péta » dériverait de « perpète », autrefois synonyme de bagne. On partait à « perpète » au bagne de Cayenne. Le sens aurait progressivement glissé pour indiquer un « trou perdu » où l’on allait mourir. Et « Shnock » veut dire « Stupide » en alsacien. Partir pour « Pétaouchnok », ce serait donc prendre un aller simple pour un « trou paumé », imbécile…
Ce n’est pas la seule interprétation possible des origines de l’expression - d’autres spécialistes affirment que « pétaouchnok » a été précédé par la formule « aller aux îles Pataoufnof ». Une expression raciste utilisée pour désigner un ailleurs « essentiellement peuplé de Noirs », selon le dictionnaire de l’argot du linguiste Gaston Enault. Les interprétations varient, une même idée demeure : « Pétaouchnok » est un endroit jugé finalement peu recommandable, inférieur, et difficile d’accès.
Voilà le point de départ des travaux de l’anthropologue Riccardo Ciavolella. Le chercheur s’est évertué à décortiquer quatre-vingt expressions qui désignent un ailleurs lointain dans son livre Pétaouchnok(s), du bout du monde au milieu de nulle part, et en a même fait une carte interactive. « Je voulais interroger le sens que l’on donne à ces endroits. Tous ces lieux désignent un espace flou, entre réel et imaginaire, et révèlent une opposition entre un centre et une périphérie » explique-t-il. Les exemples abondent. L’expression « Perpète les oies » ne raconte pas autre chose. On retrouve le « perpète » évocateur du bagne. « Les oies » rappellent les petits villages de campagne d’autrefois qui portaient des noms d’animaux. Allier bagne et milieu rural, ou comment créer l’image d’un lieu difficile d’accès chez les habitants des grandes villes...
Autre exemple : en France, quand on parle d’aller à « Bab El Oued », « Tataouine » ou « Tombouctou », c’est souvent pour dire que l’on va très loin, dans un endroit assez vague. Pourtant, ces lieux existent.
Si on les retrouve parfois au détour d’une phrase, c’est à cause de notre histoire coloniale : « Bab el Oued est l’un des principaux quartiers d’Alger (100 000 habitants, au sein d’une ville qui en compte 3 millions), tourné vers la mer Méditerranée, au pied des montagnes de l’Atlas » souligne Riccardo Ciavolella. « Tataouine est une ville de Tunisie qui hébergeait autrefois un bagne militaire, devenue célèbre pour la dureté des conditions de vie et des punitions infligées aux bagnards. Aujourd’hui, le bagne n’est plus, et Tataouine compte près de 70 000 habitants. » Tombouctou est quant à elle une cité ancienne du Mali, classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO pour la richesse de son histoire.
C’est dire que l’expression pour désigner l’ailleurs dépend de l’endroit d’où l’on parle. Évidemment, à Alger, personne ne dit « Bab El Oued » pour évoquer un lieu distant… À chaque pays son « Pétaouchnok ». En Italie, il s’appelle « Canicattì». « Ce nom évoque pour les Italiens un lieu éloigné et perdu. Nombre d’entre eux ignorent qu’une telle ville existe réellement, en Sicile, et qu’elle est peuplée par 35 000 habitants. L’endroit a hérité de cette réputation de bout du monde parce qu’il est le terminus d’une ancienne ligne ferroviaire qui traversait toute l’Italie, du nord jusqu’au sud. L’expression reflète l’imaginaire de type semi-colonial qui se développe dans les régions urbaines et riches du Nord italien, qui considèrent le Sud comme la terre des "culs-terreux". Elle s’est répandue dans le langage familier dans tout le pays – sauf à Canicattì » explique Riccardo Ciavolella.
À Canicattì, on fait porter le chapeau du « trou perdu officiel» à une autre commune sicilienne : Carrapipi. « Nous sommes toujours le Pétaouchnok d’un autre » résume l’auteur. En langue fon du Bénin, le pays lointain et indéfini est Yovotomè, « le pays des Blancs ».
Certains « Pétaouchnoks » sont passé de mode, relégués aux oubliettes de l’Histoire. Qui se rappelle de « Mississippi-la-Galette » ? Sans doute pas grand monde : l’expression était pourtante courante au 19e siècle. « Le Larousse de 1898 notait qu’il s’agissait d’une "déformation plaisante du mot Mississippi et qui désigne un lieu vague, très éloigné". Ici, on trouve une connotation positive : la galette pouvait faire référence à l’argent, et le Mississippi était, pour les explorateurs français, l’un des emblèmes des terres fortunées d’Amérique » souligne Riccardo Ciavolella. L’époque où la France avait des territoires outre-Atlantique, autour du Mississippi, n’était alors pas si lointaine.
Quels seront les prochains « Pétaouchnoks » ? Difficile à dire, dans un monde où tout est de plus en plus proche, accessible en quelques heures d’avion – certaines étiquettes de « trou paumé » ont donc plutôt vocation à disparaître. Comme l’explique l’anthropologue, des offices du tourisme usent même de cette réputation à leur avantage, pour bâtir leur marketing territorial : « venez voir le bout du monde » clament-elles.
Ushuaïa, ville argentine installée sur la pointe la plus méridionale de l’Amérique du Sud, offre un exemple parlant. Cette ancienne colonie pénitentiaire s’est auto-proclamée « Fin del mundo » en jouant avec l’idée d’extrémité, pour le plus grand bonheur des touristes du monde entier. L’heure de la revanche des « Pétaouchnoks » du monde entier a sonné, pour le meilleur comme pour le pire.