Par Dorian Vidal le 7 février 2024
Voilà bien un commerce qui traverse les âges. Avec ses bâches bleues, ses devantures anciennes et ses stocks colossaux, Les Kiosques de Toulon s’inscrit, depuis plusieurs décennies, comme l’une des enseignes les plus emblématiques du centre historique. Et si elle a toujours su s’adapter, l’entreprise familiale ne s’est jamais détachée de son aspect authentique.
C’est en partie ce qui plaît à Christian, fidèle client: "En général, à chaque fois que je viens, j’achète un ou deux livres. Ce n’est pas très cher et il y a beaucoup de choix. Et puis, c’est un espace un peu en décalage. Ce qui ne me dérange pas, bien au contraire." Même chose pour Frédérique: "J’aime bien, c’est différent des magasins. En fouinant un peu, on trouve toutes sortes de choses. En plus, ça permet de ne pas jeter les livres."
Au sud du boulevard de Strasbourg, rue Prosper-Ferrero, les bouquins, vinyles, CD, DVD et cartes postales d’époque sont encore exposés de part et d’autre de l’artère. Le tout avec un semblant de désordre. "C’est pour le look", sourit David, 70 ans.
Que ce soit dans le petit kiosque faisant face au cinéma Le Royal, ou en haut de l’étroit escalier en bois de la deuxième boutique, on dégotte autant de classiques que de petites pépites.
"Nous sommes un complément des librairies, poursuit le bouquiniste. On travaille essentiellement avec des livres épuisés. Par exemple, tenez, cette édition de Sois belle, sois fort (Nancy Huston), eh bien vous ne la trouverez pas en librairie!"
Au total, près de 100.000 ouvrages seraient référencés au sein des kiosques. À eux quatre, ils représentent donc une petite caverne d’Ali Baba pour les amateurs de lecture, de musique et de cinéma.
Ils sont aussi, un peu, la deuxième maison de David, qui les occupe depuis plus de quarante ans. "Ici, ça a toujours été une bouquinerie. L’affaire était détenue par ma mère depuis plusieurs années quand j’ai pris la suite, à la fin des années 1970", rembobine-t-il, posté derrière sa caisse.
Et d’ajouter: "Ensuite, j’ai récupéré un deuxième kiosque en bas de la rue. Puis un troisième à côté. Et enfin, une dernière boutique en face de la première, il y a environ quinze ans. Avec ma compagne de l’époque, nous avons recréé tout ça."
Aujourd’hui, deux kiosques sur quatre sont néanmoins "en suspens" et servent de réserves. L’ancienne conjointe de David, Brigitte, est décédée au mois de février 2023, laissant derrière elle un grand vide. "Il faut la remplacer… C’est difficile depuis, car on est un peu surbookés."
Il faut dire que, malgré l’aide précieuse de Marina, seule autre vendeuse, "David des kiosques" abat toujours un travail de titan. Chaque matin, dès 6h, le Toulonnais est bon pour deux heures et demie de mise en place et de manutention.
Puis, après la journée de travail, vers 19h, il lui faut une heure et demie pour tout remballer. "C’est un peu comme un cirque. On monte l’échafaudage, le chapiteau… Heureusement, je suis encore relativement en forme."
Du mardi au samedi, plusieurs étagères débordent donc encore et toujours sur les trottoirs. "J’ai quand même attrapé pas mal de voleurs dans ma vie", souffle d’ailleurs David, sourire en coin.
Le bouquiniste historique de Toulon espère en tout cas continuer de "faire perdurer ce lieu : Par rapport au téléchargement numérique, je dirais qu’on est un lieu de résistance, assène-t-il. Il y a encore une grosse clientèle de passionnés, de collectionneurs, de gens qui cherchent autre chose que ce qu’on trouve un peu partout ailleurs. Et il y a ce contact avec les clients… J’apprends des choses tous les jours, donc je ne m’ennuie pas. En 43 ans dans ce boulot, je ne me suis d’ailleurs jamais ennuyé". Pourvu que ça dure...
S’il est friand de l’esprit rétro, le patron des kiosques de Toulon a compris que la création d’un site web relevait d’une "nécessité économique". Régulièrement, plusieurs cartons sont donc apportés à La Poste avant de partir vers d’autres horizons.
"Je ne suis pas pour le modernisme, mais on a lancé le site il y a une dizaine d’années. Ça marche bien, même si c’est beaucoup de travail en plus avec les commandes", assure David.
Site web Les kiosques de Toulon
Plus de 40.000 ouvrages y sont en effet référencés, dont certains plutôt rares. "Je crois qu’il n’y a pas un pays au monde où l’on n’a pas envoyé de colis, plaisante le bouquiniste. On en a beaucoup envoyé à l’étranger, notamment aux États-Unis."
Aujourd’hui, à l’heure d’Internet, le bouquiniste évoque toutefois les clients du passé avec une espèce de nostalgie: "C’était fabuleux. À l’époque du service militaire, les gens arrivaient de leur Bretagne et de leurs campagnes dans une ville qu’ils ne connaissaient pas, loin de leur famille. Et ils achetaient beaucoup de bouquins. Ils faisaient des échanges, des collections… C’était le côté populaire, sympa et intéressant, car ils venaient d’autres horizons."
Nous sommes un lundi après-midi. Il fait froid et gris sur Milan et ses Navigli, les canaux artificiels de la ville italienne sur lesquels a bossé, entre autres, Léonard de Vinci. «Pas une grande journée», admet Luca Ambrogio Santini en soufflant sur ses doigts gelés, un cache-cou au ras du nez. Le sexagénaire a sauté dans ses chaussures de rando pour sortir de chez lui et montrer, non sans fierté, son «bébé».
La librairie itinérante de Luca à Milan | Irene Caputo
Il s'agit d'un vélo cargo qu'il déplie la plupart du temps à quelque 300 mètres de son domicile. Plus précisément sur la place Gustav-Mahler, devant l'auditorium de Milan, siège de l'orchestre symphonique Giuseppe Verdi. «Je m'installe là, car mes clients d'avant me connaissent. Ma librairie était ici, c'est symbolique», explique-t-il en regardant vers sa gauche et le commerce qui a pris sa place: un pressing. Un peu triste...
Luca Ambrogio Santini a été contraint de mettre la clé sous la porte le 9 novembre 2013. Le Milanais a tout tenté pour sauver sa librairie, qu'il a tenue dans les mêmes murs pendant douze ans. Malheureusement, la crise de 2008 et le nombre de lecteurs en baisse –«surtout, chez les jeunes», a-t-il remarqué– ont fait chuter son chiffre d'affaires.
Et cela, c'était sans compter l'arrivée du commerce en ligne. Amazon en prime. D'où son surnom: «On m'appelle Don Quichotte, car je me bats contre des choses énormes. Les petits commerces sont importants pour faire vivre le quartier. Les grandes chaînes appauvrissent les centres.»
Luca Ambrogio Santini range ses livres devant son ancienne librairie, remplacée par un pressing. | Irene Caputo
Loin d'être aigri, Luca Ambrogio Santini a réfléchi. Pas longtemps. Le choix de l'itinérance de LibriSottoCasa s'est imposé de lui-même. «J'aimais le vélo.» C'est aussi bête que ça.
En 2015, il s'est donc lancé en tant que libraire ambulant dans les rues de Milan, ne se déplaçant qu'à la force des mollets. Enfin, presque. «J'ai fait quelques mois sans aide électrique. Mais là, j'ai changé d'avis parce qu'à certains moments, je n'arrivais plus à bouger. Il y a cent kilos de livres...», souffle-t-il en dépliant sa carriole rouge pétant.
Aujourd'hui, différents livres trônent sur les étagères. Les thématiques? Les librairies itinérantes (l'ouvrage de Jamila Hassoune et sa caravane du livre dans le Haut-Atlas, le roman Parnassus on Wheels de Christopher Morley), de la littérature jeunesse (Trois amis, de Helme Heine, Pietro Pizza, de William Steig), des ouvrages sur la ville de Milan (Le Vie Della Bonifica – Il Naviglio Grande, Calciorama – I colori della passione), ou encore sur le cyclisme. Mais pas que. Luca adapte les volumes qu'il propose aux lieux où il se pose: les marchés, les bibliothèques, les foires aux livres, les écoles...
Surtout, le Lombard baroude un peu partout dans le sud de Milan pour livrer ses clients. Il suffit d'un message sur Facebook ou WhatsApp pour réserver son bouquin, et Luca débarque gratuitement avec son sac à dos. «Je pense que mes clients préfèrent acheter mes livres plutôt que ceux d'Amazon... Quand j'arrive, ils peuvent discuter avec moi. Quand j'emmène les livres chez les gens, ils me donnent régulièrement à boire et à manger.» Ce qui ne l'empêcherait pas d'être, parfois, plus rapide que les mastodontes du e-commerce. «Pas en ce moment... Mais durant les périodes pleines, comme pendant les fêtes de Noël, si on m'écrit à 9h, j'ai l'ouvrage à 10h.»
Lors des périodes de rush, Luca Ambrogio Santini se rend tous les matins chez les distributeurs qui l'approvisionnent. Mais si la distance le séparant de ses clients est trop grande, le libraire leur conseille de se tourner vers le réseau créé il y a dix ans dans le pays: Bookdealer, une plateforme destinée à soutenir les librairies indépendantes, qui sont près de 700 à l'avoir rejointe. «On s'est mis en commun car on était confrontés aux mêmes difficultés», se souvient le cycliste littéraire.
Entre 2012 et 2017, 2.332 librairies et papeteries auraient fermé dans le pays, et la saignée ne semble pas près de s'arrêter. «En un an, on a perdu six librairies du réseau», assure Luca Ambrogio Santini. L'homme voit tout de même le verre à moitié plein: «Une nouvelle ouvre samedi.» Et lui-même s'y retrouve financièrement parlant, selon ses dires: «Je gagne un quart de ce que je gagnais avant, mais j'ai moins de frais. Je m'en sors bien.»
Aujourd'hui, Luca Ambrogio Santini espère susciter des vocations. Quelques projets semblables au sien semblent actuellement germer un peu partout. En France, Fernando Sanchez, par exemple, a fait pareil dans la région lilloise, tout comme Robin Ranjore à Redon (Ille-et-Vilaine), Adeline Barnault dans l'Essonne, David Blouët à Bourbon-L'Archambault (Allier), ou encore Marion Bonilli à Nantes pendant un temps.
À Milan, deux Françaises (Aurélie Bazex et Caroline Zanon) s'y sont elles aussi mises pendant la pandémie de Covid-19 en ouvrant, en novembre 2021, la Librairie William Crocodile, une bouquinerie itinérante de littérature jeunesse française, notamment installée à la sortie du lycée français milanais.
«C'était compliqué pendant le Covid de se faire livrer des livres en français: les frais de port ont augmenté, les livraisons étaient plus longues. Donc on a lancé ce projet. On ne connaissait pas celui de Luca avant», assure Aurélie Bazex qui l'a quand même contacté. «On a échangé avec lui et il nous a prodigué quelques conseils. On doit maintenant se rencontrer. Avec Luca, c'est une suite de rendez-vous manqués», plaisante celle qui a travaillé dans le e-commerce, notamment pour Amazon, dans les années 2000.
Luca Ambrogio Santini , de son côté, était employé par une banque avant de bifurquer. Plus précisément, il a passé un temps au milieu des dollars, des lires, des pesetas et des deutschemarks, dans un bureau de change. «L'euro est arrivé. J'ai bougé temporairement dans une autre entreprise, mais je n'avais plus envie d'exercer ce métier. Je me suis fiancé et je suis devenu libraire», raconte-t-il.
«Je pense que mes clients préfèrent acheter mes livres plutôt que ceux d'Amazon... Quand j'arrive, ils peuvent discuter avec moi. Quand j'emmène les livres chez les gens, ils me donnent régulièrement à boire et à manger.»
Si vous souhaitez faire la même chose, ce féru de Georges Perec, d'Italo Calvino «et de beaucoup d'autres» a un conseil: «La chose que j'ai apprise en premier, c'est de nettoyer les livres tous les jours. Car en les nettoyant, tu comprends ce qui a été vendu le jour d'avant et les goûts de tes lecteurs. Au début, je me suis un peu trompé, j'ai acheté des choses qui ne plaisaient pas... Il faut se spécialiser.»
Pour l'anecdote, sachez enfin qu'une Rochelaise a quasiment fait le chemin inverse du Milanais: Muriel Moulin avait lancé, dès 2008, sa librairie itinérante en camion: Esprit nomade. Après sept années à sillonner les routes, elle a fini pour ouvrir sa «petite librairie en dur» à Courçon, un village de 1.879 habitants. Pas en Castilla-La Mancha, mais en Charente-Maritime.
Exhiber chez soi des livres qu’on ne lira jamais était déjà un grand classique avant la pandémie de Covid-19. Mais le phénomène s’est accentué avec le développement du télétravail et des visioconférences. Au point qu’architectes d’intérieur et éditeurs se consacrent désormais à faire du livre un objet de déco instagrammable
Ma bibli, enfin, juste un petit coin. Moi, j'ai pas besoin d'un décorateur. J'ai de quoi faire.
Ashley Tisdale, lors d’une visite filmée de sa maison à Los Angeles (Californie), en mars 2022, pour le magazine “Architectural Digest”. L’actrice américaine a été moquée par des internautes pour avoir admis qu’elle n’avait rempli sa bibliothèque que deux jours auparavant, avec des livres achetés en urgence par son mari.
C’est une tempête dans un verre d’eau comme les aiment les utilisateurs de Twitter : fin mars, un compte relevait avec ironie un extrait d’une vidéo dans laquelle l’actrice américaine Ashley Tisdale faisait visiter sa maison à une équipe du magazine Architectural Digest.
Passant en revue sa déco dans le plus pur style californien, la star de la franchise Disney High School Musical a fait cette confidence très spontanée à propos de sa bibliothèque :
“Pour être honnête, ces étagères étaient vides il y a encore deux jours. J’ai demandé à mon mari d’aller à la librairie et je lui ai dit ‘J’ai besoin de 400 livres’.”
Face aux sarcasmes, l’actrice s’est défendue :
“Une précision : il y a des livres que j’ai accumulés au fil des années, mais, voyez-vous, pas assez pour remplir 36 étagères qui peuvent chacune contenir 22 livres. J’ai fait ce que n’importe quel architecte d’intérieur aurait fait. Ils le font tout le temps, j’ai juste eu la franchise de le dire.”
The Guardian le confirme : “L’achat de livres par lots entiers est devenu monnaie courante chez les célébrités, surtout depuis qu’ils sont devenus un décor érudit [pour les visioconférences] sur Zoom.”
La généralisation du télétravail avec la pandémie a donné “encore plus de visibilité à ce phénomène”, note le quotidien britannique, qui cite en exemple un compte Twitter entièrement consacré à l’examen des livres aperçus en arrière-plan des people en vidéo.
Jaquettes associées à la couleur des murs
Flairant l’aubaine, certains ont très tôt développé un véritable business autour du livre comme objet de décoration. Ainsi de Thatcher Wine. Ce bibliophile et décorateur d’intérieur se présente comme un “book curator”, l’équivalent pour les livres de ce qu’est pour les arts un commissaire d’exposition (art curator, en anglais). Il y a quelques années, il a été sollicité par la star Gwyneth Paltrow, qui lui a demandé de “lui trouver 600 livres pour sa maison tout juste rénovée”.
Au début des années 2000, Wine avait fondé l’entreprise Juniper Books, devenue aujourd’hui un site qui propose des solutions de décoration sur mesure. Comme l’explique le journal, son fondateur “vend des collections de classiques de la littérature avec jaquette personnalisée”. Le moyen idéal, souligne l’intéressé, “de permettre à quelqu’un de détenir les œuvres complètes de Jane Austen, mais dans une couleur choisie avec soin dans le nuancier Pantone pour se marier avec le reste de la pièce”.
Kate Middleton et ses livres
Remplir sa bibliothèque avec de beaux livres a toutefois un coût, met en garde le Guardian, qui cite des prestations de décorateurs pouvant aller au Royaume-Uni jusqu’à 5 000 livres (près de 6 000 euros).
Plus abordable, la collection Clothbound Classics, développée par l’éditeur Penguin, propose des romans agrémentés de couvertures graphiques – couvertures que leurs abonnés ont pu apercevoir sur le compte Instagram de Kate Middleton et de son mari en 2020.
Bea Carvalho, responsable de la fiction pour la chaîne de librairies Waterstones, l’assure : le design des livres est un aspect auquel les éditeurs portent de plus en plus attention, tant il est susceptible d’accroître leur visibilité sur les réseaux sociaux. “C’est important d’avoir de belles images à montrer… Les tranches colorées rendent par exemple très bien sur BookTok et Instagram.”